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  • Photo du rédacteur Luisa Boudev

ONIRIS : Découvrez le premier chapitre !


   Avant le mois dernier, Mana Wydan n’avait jamais quitté son village. Non pas qu’il manquât d’opportunités, mais seul un cas de force majeure pouvait le contraindre à arpenter les collines de Nantikaar. Pourquoi partir, puisqu’il trouvait près de lui tout ce qui faisait son bonheur ? Ici était aussi bien qu’ailleurs. La campagne profonde des Basses-Terres recelait des trésors qu’un esprit sensible au merveilleux pouvait tout à fait découvrir dans une simple contemplation. Mana se délectait de ces pâles aurores, diluées dans l’humidité de l’air ambiant, qui scintillaient sur la rosée des feuillages comme des perles disséminées dans la nature. Il humait les délicats parfums de sa terre natale, haleines envoûtantes de fleurs de cerisier, de magnolias et de roses sauvages que la brise convoyait jusqu’à sa fenêtre. Il lorgnait amoureusement les crépuscules les plus intenses depuis sa chaise à bascule, un verre de liqueur entre les doigts, quand une procession de nuages semblait s’embraser au-dessus de sa tête. Chaque jour que faisaient les Seigneurs d’Oniris était plus surprenant que le précédent.

   En dépit d’un caractère on ne peut plus casanier, son quotidien ne manquait pas d’aventures. Mana l’esthète vivait si intensément par procuration, à travers la lecture, que son esprit vagabondait au-delà de l’imaginable, plus loin qu’aucun chemin au monde ne l’aurait mené. Le goût du voyage, il le possédait d’une certaine façon.

   Sa vie était celle d’un sage goûtant aux plaisirs singuliers de la solitude. Ses liens de sang s’étaient rompus les uns après les autres au fil des ans, mais cela ne le chagrinait pas outre mesure ; il savait se contenter de la compagnie de ses jeunes élèves, des amis fictifs qui partageaient son quotidien depuis l’enfance, et des créatures mythologiques qui lui apparaissaient au détour d’une enluminure. Postulant que quiconque possédant la foi ou l’imagination ne s’ennuie jamais vraiment en sa propre société, le doux penseur s’accordait de virtuelles idylles avec des héroïnes idéales et s’inventait de longs débats avec les philosophes antiques et les identités divines.

   Il jouissait seul d’une vaste demeure reçue en héritage de ses parents disparus. Travaillés avec patience et grand soin, les aménagements intérieurs reflétaient un raffinement bien supérieur aux canons d’esthétique locaux. Aucune pièce de son logis n’était assez vaste pour y entasser tout son fourbi. Collectionneur et sentimental, ce cultivateur d’esprit acquérait tout ce qui séduisait sa curiosité, et ne se séparait jamais de rien. Ainsi, de vieux manuscrits se chevauchaient sur un guéridon parsemé de taches de cire. Romans, herbiers et encyclopédies se livraient bataille sur les rayons encombrés des étagères. Les tiroirs regorgeaient de moult objets aux noms insolites et aux fonctions nébuleuses. Ci-et-là reposaient sur un meuble une antique statuette, un courrier non décacheté, un cours dispensé aux élèves de sa classe, un coffret plein d’instruments de navigateur, une carte du ciel complétée par ses soins. Chaque pièce avait son atmosphère particulière, reflet de ce qu’elle lui inspirait. La décoration était fortement embaumée par les effluves des plantes qu’il fumait pour se débrider la conscience. Ce foyer original conférait à son propriétaire l’aura presque mystique du savant prolifique égaré dans un capharnaüm de lubies plus ou moins scientifiques.

   Mana n'était pas un grand maniaque du rangement et ne savait organiser que les différents compartiments de son intellect. Sa maison réfléchissait sa personnalité insaisissable, son intérêt volatile pour l'instant présent, le voyage permanent de son esprit. À en juger par la couche de duvet blanchâtre sur les corniches et autres moulures propices à accueillir la poussière, on eut dit la demeure d'un homme toujours absent. Il s'arrangeait d'un ménage très sommaire et du minimum de corvées, n'ayant que peu de temps à accorder à ces futilités ! En ce temps-là, la recherche de la connaissance, la réflexion métaphysique et l'entretien de ses facultés mentales nécessitaient qu'il y dédiât son existence toute entière... Une existence qu’un événement pour le moins catastrophique appela soudainement à remettre en question.

   Il y a un mois environ, arraché à sa délicieuse routine, l’excentrique pantouflard rafla dans la précipitation quelques effets personnels et indispensables à une vie de migrant. Quant à définir l’indispensable, tout est affaire de relativité : en dehors de quelques provisions non périssables, d'une pharmacie raisonnable, d'ustensiles de première nécessité et d'un peu d'argent, il avait surtout fait réserve de nourriture intellectuelle. Quelques chefs-d’œuvre de littérature, deux ou trois publications scientifiques et une sélection de Livres Sacrés, nécessaires à son épanouissement spirituel, représentaient au bas mot deux tiers du poids de son bagage.

   Pour autant qu'il s'en souvienne, Mana a toujours vécu dans un monde à part. Son esprit pratique n’eut l’occasion de se développer que très récemment. Tout petit déjà, ayant à peine appris l'alphabet, il passait le plus clair de son temps le nez dans les livres. Des essais aux encyclopédies, des romans aux biographies, des ouvrages d'histoire à ceux de philosophie, il n'y avait pour lui aucun sujet sans intérêt. Très éveillé, curieux de tout et doué d'une imagination difficile à canaliser, il s'était isolé dans une recherche constante de nouveaux horizons culturels. Tandis que ses camarades de classe vaquaient aux activités ludiques de leur âge, l’enfant précoce apprenait à identifier la faune et la flore de sa région. Il parlait couramment quatre langues étrangères à l'âge de douze ans et déclamait par cœur nombre de poèmes.

   Ses flots de questions le rendaient insupportable, car il s'appliquait à chambouler les évidences, discuter les traditions et démêler les mystères du monde. À l’adolescence, constatant que son entourage n’avait décidément aucune envie d’écouter ce qu’il avait à dire, il se résolut à écrire. Et il fut prolifique tout au long de sa vie. Politique, philosophie, chamanisme, théologie, les thèmes ne lui manquaient pas. Il rédigea même quelques romans ainsi qu’un guide des champignons comestibles. Un cousin éloigné découvrit très tôt sa plume aiguisée et lui offrit d’être diffusé et rétribué sans avoir à rejoindre une forme de civilisation plus subtile que celle de Nantikaar – nous l’avons dit, il fallait un cas de force majeure pour le contraindre à émigrer.

   Il aurait certes pu se contenter d’être un auteur à succès, mais il trouvait l’inspiration dans la confrontation avec le monde réel et le partage avec ses semblables. C’est ainsi qu’il devint enseignant bénévole dans une petite école n’accueillant qu’un faible pourcentage de la jeunesse des environs. La majorité des enfants, destinés à marcher dans les traces de leurs pères, étaient formés au travail agricole et aux traditions locales par ces derniers. Tous ces paysans aux champs lexicaux mal cultivés ne trouvaient aucun intérêt à des choses aussi futiles que la littérature ou la philosophie, lesquelles, si elles pouvaient nourrir l'âme, ne mettaient rien dans l'assiette au dîner. Mana était convaincu que l’éducation représentait un véritable investissement dans l’avenir d’un État peuplé en grande partie de moutons superstitieux. Aider ces jeunes pousses à s’extirper du fumier de l’ignorance se révéla alors une véritable vocation.

   Malgré la crainte qu'inspirent souvent les savants aux ignares, il gagna une certaine forme de respect de la part de ses voisins. Son esprit vif et son charisme lumineux faisaient oublier aux villageois la mauvaise vie de sa mère qui abusait des liqueurs, découchait et se donnait en spectacle à la moindre occasion. Sa détermination à enrichir son imagination et repousser sans cesse les limites de la connaissance balayait un peu le souvenir d'un père apathique et sans fierté. Le passé de ses géniteurs lui colla longtemps à la peau et le poussa dès l’enfance à prendre de la distance avec le regard des autres. Il s'échappait dans les livres pour ne pas se poser de questions trop personnelles, des questions que les voisins formulaient dans une vague discrétion. L’une d’entre elles revenait occasionnellement à ses oreilles : « Pourquoi ce petit n'a-t-il pas le teint pâle de son père, mais une ressemblance troublante avec le marchand à la peau noire qui revient tous les ans à Nantikaar pour vendre des tapis ? ». L’unique métis du village avait probablement de bonnes raisons de fuir par l'esprit.

   À la veille de son départ de Nantikaar, il était encore un idéaliste, un révolutionnaire de pensées, un instruit qui aurait voulu élever les autres avec lui, un dévoreur de livres qui n'avait pas vraiment mis le nez dehors jusque-là – du moins, pas plus loin que l'orée de la forêt très fournie en chanterelles. Jamais il n'aurait imaginé empaqueter ses effets en hâte, enfiler ses bottes, se couvrir d'épaisses fourrures et s'enfoncer dans le brouillard comme un fantôme, sans plus jamais se retourner. Cet événement qui bouleversa son existence lui semble s’être déroulé hier. C’était un jour pluvieux, peu avant l’heure du déjeuner. Le professeur contait à ses élèves l’histoire de la colonisation de Vhaenkil. Il mettait tant de passion à son récit que son auditoire et lui-même en avaient oublié l’heure, lorsque tout à coup, retentirent les puissantes vibrations d’un gong sacré. Cet appel était le glas de l'existence résonnant dans les collines, l’annonce de l'implacable couperet de la Déesse Malore en approche. Alors, les villageois se rassemblèrent sur la place centrale du village. Le prêtre du Temple de Sayel les invita à regagner leurs chaumières et à réciter les dernières prières qui s’imposaient. D’ordinaire si calme, Mana s’enflamma, leur recommandant à tous de fuir avant que mort et désolation ne s’abattent sur leurs terres ! Mais aucun d’entre eux ne suivit son conseil : les forces divines s’exprimaient par la bouche du prêtre, et non par celle d’un demi-étranger à tendance hérétique. Excédé, l’homme de raison tourna les talons et rentra chez lui, non pour faire ses prières, mais plutôt ses bagages. Fidèle et respectueux envers les Dieux, il l’était tout autant que ses voisins, mais pas de la même façon. Rien ne démontrait clairement le souhait des Seigneurs d’Oniris de le voir mort, alors, il adopta le comportement qui lui semblait le plus sensé : pour survivre, il devait tout abandonner derrière lui, sans débattre avec sa propre conscience de ce qu'il convenait de regretter. Mana enfourcha son cheval et partit sans un adieu, abandonnant son cocon douillet pour affronter les vicissitudes du grand monde.

   Tous les villageois s’éteignirent sous leurs propres chaumes, seulement quelques heures après l’annonce de la Mort Blanche. Ils étaient profondément convaincus que si Malore souhaitait qu'ils meurent, ils ne devaient pas duper le destin mais se plier humblement à sa loi. Tout ce qui comptait pour eux se résumait à leur terre, leur bétail, leur famille et leurs amis… Alors, pourquoi leur survivre ?

   Mana était trop curieux de l'avenir pour ainsi se résigner à son sort. Il opina qu'à cinquante-deux ans, après tout, sa vie pouvait commencer. Mais avant tout projet audacieux, la première chose à faire était de choisir un cap et de migrer vers une terre d’accueil convenable et sûre. Et il n’avait qu’un seul nom en tête : Volkheim, capitale de l’Empire éponyme, nouveau foyer idéal pour une personne dans son genre. Son cousin Okhan, celui-là même qui permit la renommée de ses livres à travers le continent, la lui décrivait avec passion dans ses lettres. Cette cité prospère, implantée aux cimes du monde, assainie par un climat vivifiant et protégée par un rempart géologique, n’a jamais souffert ni des épidémies ni des guerres. Volkheim est l'agora des grands utopistes, le symbole d'une apogée culturelle et sociale. Le raffinement y est à l'honneur et le décor à couper le souffle. Cette destination occupa les pensées de Mana dès lors qu’il prit la décision de quitter sa communauté d’imbéciles.

   Au premier bureau de poste qu’il trouva, il déposa une lettre pour Okhan, afin de le prévenir de sa venue prochaine. Le pli arriverait longtemps avant lui, car le voyage qu’il s’apprêtait à faire ne manquait ni d’aléas géographiques ni de périls en tous genres. Il ne pouvait se prononcer ni sur le temps qu’il lui faudrait pour parcourir le continent de Vhaenkil d’une extrémité à l’autre, ni sur la qualité préservée de son intégrité physique et mentale lors de leurs retrouvailles. Inévitablement, il se heurterait à nombre de coupe-gorges et de coupe-jarrets au cours de sa traversée. Mais sa motivation à mettre autant de distance possible entre sa personne et la colère de Malore était incontestable. Il n’éprouvait aucune gêne face à cette peur de la mort qui lui avait, finalement, épargné une horrible agonie. L’instinct de survie peut animer le plus couard des individus et le pousser à se dépasser, à se découvrir des ressources insoupçonnées ! Le temps était venu pour lui d’apprendre enfin quelque chose hors de ses livres : il n’y a pas de courage sans peur.

   Ces dernières semaines furent extrêmement éprouvantes, mais chaque écueil se révéla franchissable. Aujourd’hui, ses pérégrinations touchent bientôt à leur fin. Et si l’épuisement lui pèse lourdement sur le corps et l’esprit, si le temps et l’espace semblent s’étirer comme une matière élastique au fur et à mesure qu’il se rapproche de Volkheim, Mana ne perd pas espoir d’enfin s’échouer dans un fauteuil du cousin Okhan avec une tasse de thé.

   Il s’y trouverait déjà s'il ne s'était pas fait dérober toutes ses économies dans une bourgade mal famée, deux jours auparavant. Il avait échappé à la Mort Blanche, perdu son cheval, failli mourir lors d’une chute dans un lac truffé de plantes carnivores géantes, franchi la Muraille de Khangar avec ingéniosité malgré les conflits armés, fui une horde d’autochtones belliqueux et cannibales, survécu à bon nombre de ses propres maladresses… et voilà qu'un brigand le dépouillait dans une auberge pendant qu’il ronflait tranquillement. Au petit matin, désespéré d’avoir perdu ses précieux livres plus encore que son argent, Mana quitta les lieux dans la panique. Son bagage était lourd et contenait très peu d’effets précieux. Dans sa fuite, le voleur avait choisi de se délester de ce qui ne valait rien à ses yeux. Ainsi, le voyageur retrouva ses affaires éparpillées sur les pavés boueux à la sortie du village – dans son malheur, la chance lui souriait encore. Mais il était parti sans payer l'aubergiste, n’ayant plus la moindre piécette pour régler sa note. Sous le coup de l’anxiété, il estima qu'on le ferait inévitablement poursuivre. Alors il s'enfonça dans la forêt, des heures durant, et ne s'arrêta de marcher qu’à la tombée de la nuit. Son hamac fut fixé le plus haut possible entre les arbres, afin que la faune sauvage ne profite pas de son sommeil pour se régaler d'un festin d'intellectuel à chair tendre. Une lourde fatigue, résultant de ses émotions et de sa longue traversée, eut raison de sa peur des prédateurs. Mana dormit comme un bébé et reprit son chemin aux premières lueurs de l’aube.

   Épuisé par sa marche forcée dans le manteau de neige immaculé, les extrémités mordues par le froid, l'écrivain-instituteur en exil décide de s'accorder une halte bien méritée. C'est dans un long soupir de soulagement pour ses articulations douloureuses, son dos engourdi et ses jambes tremblantes, qu'il laisse choir son fessier sur un tronc abattu au bord du sentier. Le monde paraissait bien plus facile à parcourir à travers les pages de ses livres de géographie…

   Il repousse sa large capuche de fourrure, dévoilant le lourd amas de dreadlocks garnies de perles et de plumes qui constitue son abondante chevelure. Au travers de petites lunettes rondes, le néophyte de l’aventure balaye de son regard ambré d'interminables frondaisons d'arbres aux racines aériennes, entremêlées en un inextricable casse-tête végétal, qui lui rappellent assez les banians de sa terre natale. Les rares interstices permettant au regard de s'immiscer dans ce fouillis finissent par s'estomper dans un épais brouillard. S'il ne suivait pas sa boussole, Mana se serait sûrement déjà égaré dans ce labyrinthe naturel. L'expérience lui a démontré qu'il n'avait pas le sens de l'orientation.

   Il lève les yeux au ciel. La position du soleil est difficile à déterminer à travers ce lourd amas de nuages. Mais d’ici quelques heures, la nuit transformera la paisible forêt en jungle de toutes les angoisses. La pause est donc de courte de durée. Il se redresse et passe la lanière du sac en travers de son torse, malgré ses épaules meurtries et ses lombaires en feu. Le matin-même, un voyageur rencontré en chemin lui a confirmé que la cité fortifiée de Thürvang était de l'autre côté de la vallée. L’instituteur a peu de chances d'y arriver ce soir, mais il n'est pas homme à se décourager. En accélérant le pas et cessant de s'extasier à tout va comme s'il était au paradis du botaniste, il sera peut-être sorti de la forêt avant que ne meurent les dernières lueurs du jour. Rassemblant ce qu'il lui reste de forces, il se remet en marche.

   C'est alors qu'après quelques pas, un léger craquement le fait se retourner. Ses pupilles sillonnent le décor immobile et ne remarquent rien de suspect. La paranoïa a de drôles d'effets sur ses sens. Ce ne serait pas la première fois qu’il s’invente des dangers ; il lit beaucoup trop de fictions. Mais dans le doute, autant allumer une torche pour dissuader d’éventuelles bêtes sauvages de l’approcher de trop près. Rompant une branche à sa hauteur, il en enveloppe l'extrémité d'un vieux mouchoir en tissu. Il entreprend de fouiller son sac à la recherche de sa boîte d’allumettes et de la bouteille d'huile parfumée qu'il utilise pour ses méditations, lorsqu'un nouveau craquement attire son attention. Cette fois-ci, cela ne peut provenir de son imagination. Mana se retourne une fois encore.

   Un énorme tigre blanc le dévore du regard en grondant. Un second arrive juste derrière, tout aussi imposant. Tant pis pour la torche, il faut fuir ! Laissant tomber à terre son précieux sac, il s'élance à travers la végétation, bondissant comme un cabri à travers les enchevêtrements de racines, les fauves aux trousses. Cela ne sert pourtant à rien de courir, il le sait. Ces mangeurs d’homme vont le rattraper et le déchiqueter ! Brusquement, un poids lourd s'écrase sur son dos. Il trébuche et s'étale de tout son long dans la poudreuse. Dans la chute, ses lunettes sont projetées il ne sait où ; la scène est maintenant plongée dans le flou de sa myopie. Son agresseur saisit sa capuche ainsi qu’une bonne partie de ses dreadlocks entre ses crocs, à défaut d’accéder à quelque chose de comestible. Dans l’espoir de se dégager, Mana se contorsionne pour frapper l'animal avec la branche qu'il tient toujours solidement en main. Il doit se l'avouer, pour un esprit aussi brillant que le sien, l'idée de traverser la forêt seul et sans armes n'était pas des plus avisées.

   – Arrière, sales bêtes !

   Il ne se laissera pas dévorer sans lutter. Mais alors qu’il assène des coups sur le museau du premier fauve dans la frénésie du désespoir, le deuxième referme sa gueule sur son arme et la lui arrache brusquement. À la vue de ces longs crocs luisants, d'entre lesquels émane l'haleine fétide du carnivore, Mana sent son corps se raidir. Le sang lui bat les tempes et l’angoisse oppresse douloureusement sa poitrine agitée de souffles saccadés. Le tigre qui l’attaquait par derrière referme brutalement sa mâchoire sur l’un de ses avant-bras. Le pauvre voyageur hurle de douleur et de panique. La résignation vient à bout de ses dernières forces tandis que l’amertume des regrets l’envahit. Pourquoi n’a-t-il pas davantage exploré le monde avant de mourir ? Il ne s'est jamais senti aussi vivant qu’à l’heure de son trépas ! Dans un élan de foi, il implore les Seigneurs d’Oniris de lui venir en aide.

   Soudain, la terre tremble sous son corps. Les tigres eux-mêmes, déstabilisés, oublient un instant leur victime. Redressant son visage égratigné, l'instituteur se demande si sa requête a été entendue par les Dieux. L'envahit alors l’espoir d'une diversion inopinée, bien vite balayée par la perspective d’une horreur latente ; il règne dans l’atmosphère comme une fragrance de mort.

   Au cœur du brouillard, des formes imprécises dansent devant ses yeux. Une immensité de ténèbres à forme animale se rapproche lentement de la scène, brisant sur son passage les branches et racines qui l’encombrent. Chacun de ses pas s’appose lourdement sur le sol. L’indéfinissable créature, haute d’environ quatre mètres, a des contours de démon : des cornes gigantesques semblables à celles d’un bouquetin, des canines longues comme des sabres, une puissante corpulence léonine, et une longue queue plantée de redoutables excroissances osseuses – voilà tout ce que le myope et malheureux spectateur parvient à distinguer. Quelle monstruosité innommable est-ce donc là ?

   Les deux tigres libèrent leur proie sans mouvement brusque. Se dirigeant avec lenteur vers le nouvel arrivant, ils l’accueillent en feulant. Le massif adversaire, loin d’être intimidé, relève tranquillement les babines, dévoilant une rangée de crocs spectaculaires. À cet instant, Mana se rappelle avoir déjà contemplé le portrait du monstre : c’est une chimère ! Par tous les Dieux ! Il retrouve un sursaut de bon sens, couplé à l’adrénaline, qui lui ordonne de profiter de circonstances favorables à la poudre d’escampette. Mais à peine a-t-il commencé à s’éloigner en rampant, que les tigres décampent prestement à travers bois, l’abandonnant au mastodonte face auquel ils n’avaient aucune chance. Étendu dans la neige, haletant d’angoisse, Mana se tétanise plus encore. Il lui semble que la nuit tombe sur son existence. Des prières chaotiques s’emmêlent dans son esprit, s’écorchent dans sa gorge, se bousculent derrière ses lèvres. Devant ses prunelles frémissantes et voilées de larmes, l’hybride géant s’élance en sa direction. Cette fois, il le sent, son cœur va lâcher ! La terreur lui saisit l’âme et le corps, et il se recroqueville sur lui-même, la tête au creux des bras, pour ne pas assister à sa propre mort.

   Une masse noire le plonge dans l’ombre pendant une seconde. Mana ouvre un œil, et n’arrive pas à croire qu’il est en vie ; le monstre a bondi pardessus son corps. Dix mètres plus loin, les deux tigres sont tombés entre ses griffes : son immense gueule broie littéralement le premier tandis que sa queue préhensile et dentelée de vertèbres saillantes étouffe le second. Quelques gémissements très brefs témoignent de la violence de la scène. Un cadavre difforme est brusquement jeté en l’air, constellant de nébuleuses de sang le décor immaculé. Ce n’est plus qu’un sac d’os rompus et de boyaux déchirés.

   Ne tenant pas particulièrement à se retrouver dans le système digestif de cette abomination échappée d'un bestiaire de sa bibliothèque, Mana se décide enfin à prendre la fuite et se relève en hâte malgré ses membres engourdis. C’est alors que son pied droit s’emmêle dans un treillis de racines, lui faisant perdre l’équilibre. Son front percute un tronc d’arbre de plein fouet. La douleur lui vrillant le crâne, il s'étale sur l’édredon de neige. L'obscurité l'engloutit.

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